Entre les roses et le béton. Balade impromptue dans la Babel de l’est

Reposant sur sa tranche la Chartreuse de Parme de Stendhal, je goute sous un soleil de plomb au magnétisme de la Piata Unirii de Timisoara. Je me replonge l’espace de quelques instants dans la course folle du jeune Fabrice Del Dongo que Stendhal a lancé, si jeune, dans les intrigues de Parme et de l’Italie du début du XIXe siècle. C’est devant cette même ville de Parme, un siècle auparavant, que le Comte de Mercy tombait. Claude Florimond de Mercy, alors gouverneur du Banat et de Timisoara pour le compte des Habsbourg, a marqué Timişoara de son empreinte après presque deux siècles de présence Ottomane et m’entraine dans une autre course, celle d’une ville de confluences, à la croisée des chemins et des époques.

Photographiant à l’heure du couchant les ornements parfois décrépis des façades séculaires des quartiers Fabric et Iosefin, je me laisse facilement happer par ce palimpseste architectural et jette un regard admiratif sur ces splendeurs fanées, reliques d’une époque florissante.

On m’interroge souvent sur le point de vue extérieur que je porte sur la ville, sur le pays, je réponds souvent en amoureux du patrimoine, en vagabond d’un autre temps qui constate avec émotion la ville où il aurait aimé vivre jadis. En réalité Timişoara m’amène souvent à réfléchir et à penser, elle n’est pas seulement une belle image de carte postale jaunie par le temps, c’est une ville qui invite à une réflexion empirique, quotidienne sur le partage des cultures, le dialogue interculturel et les mutations contemporaines du monde.

J’entretiens avec elle une relation particulière, parce qu’on peut se promener dans des marchés magnifiques, parce qu’on peut trouver chez des bouquinistes de rues des exemplaires vieillis en langue française, parce qu’au gré des rencontres et des détours je croise des gens, des lieux et des ambiances que je ne retrouve nulle part ailleurs, enfin parce que la ville des roses, derrière les plaies d’une époque révolue, laisse toujours planer derrière elle un parfum qu’il est difficile d’oublier.

Ville en mouvement, les entreprises de réhabilitation se mêlent au nouveau bâti et au tumulte d’une cité en changement qui ne cesse de m’interpeler, qui me frappe souvent par les contrastes qu’on y trouve, les situations de paradoxe avec lesquelles je peux être confronté. Plongée dans un sommeil de plomb, la ville est sortie du communisme à un moment de coïncidence avec une accélération des processus de globalisation rendant la situation de la Roumanie complexe. Happée par une volonté somme toute normale de ressemblance avec le reste du monde, la Roumanie et Timisoara par exemple ont été confrontés au meilleur comme au pire reflet du miroir de la globalisation. En effet les deux dernières décennies ont ouvert la voie à une mondialisation parfois appauvrissante.

Timisoara est un miroir du monde dans lequel on vit, comprendre cette ville, sa trajectoire et regarder cet entre-deux, c’est regarder la face du monde.
Elle n’échappe pas à la règle, les centres commerciaux y fleurissent, les écarts de richesse croissent, le dictat d’une culture unique globale impose parfois l’uniformisation des pratiques culturelles et la mise à l’écart de populations. Je marche entre les banlieues bétonnées et les vestiges décolorés, j’oscille entre les allées de l’opéra et les discothèques surdimensionnées, les terrasses bondées et les endroits alternatifs, je me rends compte chaque jour de la dichotomie de la ville. Ces épines en moins, Timisoara repose sur un terreau culturel et linguistique fertile permettant d’entrevoir une autre voie à celle du rouleau compresseur de la mondialisation. L’éclectisme historique, architectural ou encore culturel de la ville constitue une pépinière d’initiatives pour l’avenir. Si cette richesse est parfois symbolisée par des exemples probants comme la présence d’une scène nationale théâtrale roumaine, allemande et hongroise toutes trois réunies dans le même théâtre, cette réalité s’incarne dans les écoles, les universités.

La diversité des langues sert la finesse de la pensée, des expressions culturelles et à Timisoara ces expressions et manifestations sont nombreuses et nourrissent un calendrier éclectique et encourageant. Les croisements de ces langues permettent à chacun, comme individu ou comme groupe socio-culturel, d'exprimer de la manière la plus subtile qui soit son projet de vie collective, sa spiritualité, sa conception de l'art, de l'amour.
Une langue sert à exprimer toute la complexité des parcours individuels et collectifs. Leur multiplicité éloigne quelque peu les tendances aux réductions de l'esprit, loin de simplifier les choses elles les rendent plus riches plus fines. Il revient à tous de cultiver ce jardin vivace.

A l’heure où nous réfléchissons à la tournure que prend la mondialisation actuelle, celle qui rejette les valeurs d’humanisme, quel visage voulons-nous donner au « village monde » et comment pouvons-nous penser la construction du monde ? Dans cette autre mondialisation qui doit advenir, la diversité culturelle est un enjeu fondamental tout comme la diversité linguistique. Gageons que Timisoara, dans son entreprise de mutation, saura préserver cette diversité et tracer une route différente.
Telle la Belle au bois dormant finissant par se réveiller, Timisoara est au carrefour d’un modèle brutal et d’une voie plus originale, plus diverse et plus compliquée qu’elle se doit de poursuivre.

Aymeric Jeudy

(n. 7, juillet 2012, année II)

Version Roumaine